Apprendre à protéger l’environnement assis sur une chaise d’école dans le pays le plus compétitif du monde est une chose, agir concrètement pour la protection de la nature dans un DOM à forte biodiversité mais où ¼ de la population vit avec moins de 500 euros par mois est également une source de réflexion intéressante. Aussi, je tenais lors de ce séjour à me faire une expérience de terrain et à visée naturaliste, et c'est dans ce but que je rejoignais l’association Kwata, qui s’occupe notamment d’un programme de conservation des tortues marines de Guyane. Une activité bénévole ponctuelle mais régulière, les samedi et/ou dimanche matin entre avril et août. Profiter des kilomètres de plages de Cayenne à allure vive tout en faisant une action à priori utile, apprendre à connaître l’écologie de ces espèces en voie d’extinction et absentes des plages de l' Europe continentale, créer un réseau de contacts dans le milieu associatif de Guyane, et essayer de voir cette problématique dans le contexte sud-américain: voilà quels étaient les buts de cette expérience atypique et enrichissante.
Découvrir les plages de Cayenne et Montjoly
8 km de plages à contrôler tous les matins par le salarié de l’association, et les bénévoles. L’objectif: compter le nombre de sites de ponte de la nuit. Le comptage des sites et donc des tortues venues pondre sur une nuit et à terme une saison permet de voir les évolutions au fil des ans, et n’est bien sur qu’une des composantes du programme de conservation. Ces plages de l’île de Cayenne: naturelles, préservées, authentiques: s’y promener tôt le matin est un de ces petits bonheur que la vie guyanaise peut offrir. Bien sur, ce ne sont pas les plages touristiques des antilles, mais cette préservation et cette authenticité les rendent plus qu’agréables.
Le dernier week-end de juin: exceptionnel !
Exceptionnel car riche en évènements insolites. Le vendredi soir, dédié à une soirée d’animation des plages auprès du grand public. Après une discussion à la tonalité élevée avec un ami sur le rôle et l’utilité de ces association naturalistes, je découvrais les joies d’une première expérience dans l’animation des sites de pontes en binôme. Objectif: expliquer aux promeneurs les différentes étapes de la ponte, et plus généralement l’écologie des tortues marines et les mesures prises pour les conserver. Soirée enrichissante, qui me permit de discuter avec de nombreuses personnes, la majorité très à l’écoute et désireuses d’en savoir plus, qu’elles soient métropolitaines, guyanaises ou antillaises, de passage ou installées ici. Des animations ainsi utiles, à condition de ne pas faire la police et de prévenir avec le sourire. Soirée animation, mais ce n’est pas tout. Découverte du marquage des tortues olivâtres, programme financé par l’Europe et le WWF notamment et qui a pour but de développer les connaissances sur l'écologie des olivâtres, la plus petite des 7 espèces de tortues marines dans le monde. Le marquage d’une tortue olivâtre, une petite maîtrise à développer, mais réservé aux salariés. Pour ou contre? Mon seul avis est que cette espèce est également très menacée, que la Guyane possède des moyens et est un lieu de ponte primordiale pour cette population en Amérique du Sud: alors pour! Une facette du programme de conservation probablement utile à la vue des analyses qui ressortent déjà des données produites. Animation, assistance au marquage, et découverte en quelques minutes des trois espèces de tortues guyanaises (luth, olivâtre et verte) en train de pondre à quelques mètres d'intervalle. Beau moment nature, sans aucun doute.
Samedi matin: comptage des sites de pontes de la nuit, différenciation entre les espèces, évaluation des traces, comptages des demi-tours, parfois de nids ou individus attaqués par des chiens errants (photos 1 et 2) ou braconnés (photo 3). Deux menaces anthropiques, parmi de nombreuses autres: attaque des nouveaux-nés par les ratons crabiers, par les urubus (photo 4), la buse buson (photo 5, notez la tortue dans la serre de gauche), puis, dans l’eau, par les dauphins (photo 6), poissons et autres dents de la mer. Le nid en lui même est parfois érodé par les vagues ou déterré par d’autres tortues en train de pondre.
Nid en voie de destruction par l'érosion des plages
Mais en plus d’une matinée ordinaire, le téléphone sonne et nous voilà embarqués dans le sauvetage d’une tortue luth adulte. Hé oui, encore une menace que sont les enrochements des plages. Cette tortue, de belle taille, s’est retrouvé en dessus de l’enrochement et est allé droit vers la mer après la ponte. Résultat: coincée sur une roche et éraflée par le frottement contre les pierres.
La solution : lui passer une corde sous les nageoires et tirer pour faire pivoter ses 400 kg et la remettre dans la bonne direction. Une petite synthèse de cet étonnant sauvetage est écrite ici et se résume dans les photos ci-jointes.
Tortue sauvée, et tout le monde en était content...ma petite synthèse à moi se trouve dans la photo ci-dessous, que je dédicace à certains potes qui se reconnaîtront!
La matinée continue, et me voilà cette fois nez-à-nez avec la vie dans toute son évolution: de l’œuf à l’adulte en passant par les bébés émergents. La tortue, en pondant, a en effet déterrée des bébés et des oeufs !
La vie extramarine: quand l'une dort, l'autre pleure !
Quelle difficulté pour ces reptiles marins de trainer leur poids sur le sable et d'affronter un moment de risque très important. L'effort physique est important, notamment pour les tortues Luth, qui doivent trainer 400 kg. Cette tortue, grande nageuse capable de traverser l'atlantique ou de remonter jusqu'aux côtes du Canada depuis ici, a la particularité de souffler fortement et "pleurer" lors de ses pontes. Il s'agit en fait d'un mucus produit par des glandes occulaires et qui lui permet de les lubrifier et surtout d'éliminer l'excédent de sel de son corps qu'elle accumule dans l'eau. L'une pleure...et l'autre dort ! La tortue olivâtre, qui avec son poids d'environ 36 kg et sa petite taille, est bien plus rapide sur le sable, a la particularité de parfois s'endormir pendant la ponte !
Tortue olivâtre endormie sur son trou...vous, ça vous est déja arrivé ? :)
Cette tortue, peureuse, possède un comportement grégaire. Parmi les différentes stratégies de ponte connues chez les tortues marines, celle-ci est la plus impressionnante. Dans les régions du monde où elles sont très présentes, leur comportement grégaire se traduit par la sortie simultanée de plusieurs dizaines à milliers de femelles la même nuit, sur le même site. Ce phénomène, appelé arribada, peut être observé notamment sur les côtes du pacifique d'Amérique Centrale. En Guyane, le nombre de tortues est bien plus faible, mais des petits pics de ponte existent.
Les émergences: en route pour l'aventure !
L’émergence. Naissance d’une vie qui sera souvent très courte. 1 tortue luth sur 1000 arrivera à l'âge adulte, et en tenant compte des facteurs anthropiques, ce chiffre n'est plus estimé qu'à 1/5000. L'émergence. un beau moment que de voir ces toutes petites tortues avancer à pas de géants vers un océan de danger...trouver l'océan peut déja s'avérer compliqué, ne serait-ce qu'à cause de la pollution lumineuse. C'est sans doute pour cela que ces trois petites Luth sont allées dans la rivière longeant la plage que j'oscultais.
Tortue Luth devant un océan de danger...
Traces de vie sur un désert minéral
Réflexions sur la protection des tortues marines en Guyane
Les sorties régulières des matinées de week-end à compter les sites de pontes m'ont permis de rencontrer de nombreuses personnes et d'échanger sur la problématique de conservation des tortues marines en Guyane. Hé oui, car parfois le débat est animé, entre des personnes voyant les naturalistes comme des mains de Dieu ou les personnes, qui, trop alcoolisées, vont jusqu’à monter sur les tortues en train de pondre. Tout le monde n'est pas d'accord sur l'utilité de la protection de ces espèces, dans un DOM ou 90% du territoire est de la forêt primaire domaniale et où le chômage bât son plein. Cependant, j’ai aussi rencontré des personnes des Antilles, de Guyane, du Guyana, du Brésil, totalement pour les mesures de protection et de conservation, et ces personnes là étaient au final nettement majoritaires. Les discussions que j’ai pu avoir étaient intéressantes et vraiment constructives, la plupart du temps. La valeur intrinsèque de ces espèces préhistoriques est évidente, mais il serait erronée d’oublier le rôle culturel, économique et touristique qu’ont joué et que jouent les tortues marines pour la Guyane. Véritable symbole nature de ce département, les voir arriver en nombre de plus en plus élevé sur les plages de Cayenne ne peut pas faire de mal au tourisme, et à la préservation de ces littoraux dont les eaux marrons ne permettront pas d'attirer le tourisme balnéaire en masse. Aussi, je pense que la conservation de ces trois espèces en danger d’extinction est un programme d’utilité réelle pour la Guyane, et certainement pas le contraire. Le braconnage? Un pêcheur guyanien que je connais, braconne parfois une à deux tortues qu'il trouve dans ses filets. Clandestin plus où moins partout ou il est passé, il pense à se protéger avant de protéger la nature. Se protéger, en mangeant une ou deux tortues. En protégeant les espèces naturelles, « ils » nous vendent leur poulet » dit il. D'accord, mais le projet TAMAR au Brésil montre que des solutions alternatives à la pêche artisanale de tortues sont possibles. Ce projet mérite une attention particulière par son envergure et ses résultats. Un exemple de développement basé sur la conservation de la biodiversité. Débuté en 1980 par deux océanographes brésiliens, alors que leur pays était le seul pays du continent américain à ne rien faire pour la conservation de la faune marine, il a permis, semble t'il, d'améliorer le niveau de vie de nombreuses familles de pêcheurs, par la mise en place de 22 stations de suivi des tortues marines sur une distance de 1000 km de côtes brésiliennes, au sein de 8 Etats. 90% des personnes travaillant aujourd'hui au sein des stations sont des membres originaires de ces villages qui, 30 ans plus tôt, vivaient notamment de la pêche des tortues. En 20 ans, de nombreuses connaissances scientifiques sur ces espèces ont été produites, et c'est près de 8 millions de tortues juvéniles qui auraient été remises à l'eau. Alors, une réussite totale ? Seules les personnes complètement concernées par les retombées économiques de ce projet peuvent vraiment le dire.
Jeune tortue luth sur une plage de Montjoly
Dans l’ouest guyanais, un aspect culturel fort vient en plus s’immiscer dans la problématique de conservation des tortues de Guyane à travers l’histoire mêlée entre Awala-Yalimapo et les tortues. Dans cette commune amérindienne, les oeufs étaient auparavant traditionnellement consommés, la chair de tortues utilisée pour la pêche, et les tortues vivantes étaient vendues à l’administration pénitentiaire. Avec la fin du bagne et l’apparition des filets, les personnes amérindiennes arrêtèrent en 1955 de chasser les tortues, mais la consommation des oeufs était alors très fréquente. Puis sont arrivés les scientifiques dans les années 1970. La suite, je le copie-colle de ce bouquin du WWF « la tortue luth » qui cite Daniel William, chef coutumier d’Awala-Yalimapo. « Quand je me souviens de ces premiers efforts, je me dis que personne ne pensait à l’époque que cela allait devenir contraignant pour la communauté. On se disait qu’après quelques années, tout ce suivi allait s’arrêter. Mais autour de ce travail, il y a eu des articles, des publicités, et les touristes sont arrivés. Quand il y a eu l’éclosion de l’écloserie, les gens sont alors venus très nombreux. En parallèle, les équipes se sont renforcées avec des étudiants et des volontaires, et nombreux sont ceux qui ont trouvé du travail en Guyane grâce à cela. Aujourd’hui, les choses ont profondément changé autour de la question des tortues marines. L’administration a interdit des activités qui étaient libres auparavant. On voit maintenant des gens armés sur les plages, on envoie des jeunes qui prélèvent des oeufs au tribunal et notre loi coutumière est contredite par des lois plus récentes. Il existe aussi des retombées positives autour des tortues marines, mais elles sont insuffisantes. Les bénéficiaires sont souvent hors de la communauté, et que laissent les touristes après leur passage ? Il est dommage que les associations locales à Awala-Yalimapo ne se lancent pas dans l’accueil des visiteurs, alors que de nombreux jeunes sont sans emploi. J’espère qu’à l’avenir, les jeunes ne resteront pas oisifs, je souhaite qu’ils s’impliquent. Il faut que les acteurs de la zone appuie ces initiatives, et les orientent. Il y a trop de projets qui ne visent que le court terme. Dans ce domaine, il reste beaucoup de choses à faire.»
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